SUR LA ROUTE DE JACK KEROUAC

Musique

En énumérant les titres ou artistes cités par Kerouac, on peut découvrir ce que l’auteur apprécie (ou déteste d’ailleurs!), ou bien quelles musiques reflètent l’époque des années 50-60 décrites ici.

 

kerouac

 

jazz, blues

RÉSUMÉ : Aujourd’hui, voici qu’on peut lire ces chants de l’innocence et de l’expérience à la fois, dans leurs accents libertaires et leur lyrisme vibrant ; aujourd’hui on peut entendre dans ses pulsations d’origine le verbe de Kerouac, avec ses syncopes et ses envolées, long comme une phrase de sax ténor dans le noir. Telle est la route, fête mobile, traversées incessantes de la nuit américaine, célébration de l’éphémère.

 

I

« Les gars du Loop soufflaient, mais d’un air fatigué, parce que le bop, était dans sa phase intermédiaire entre la période ornithologique de Charlie Parker et la suivante, qui ne commencerait qu’avec Miles Davis. »

CHARLIE PARKER

Summertime

 

 

MILES DAVIS

I Fall In Love Too Easily

Pour information, le « bebop » appelé plus simplement le « bop« , dont Kerouac parle à maintes reprises est un nouveau courant de jazz.

II

« La nuit bruissante de Central Avenue – les nuits du Central Avenue Breakdown de Lionel Hampton – hurlaient et tonitruaient dehors. Je trouve ça fabuleux de A à Z. »

LIONEL HAMPTON

Central Avenue Breakdown

III

« Moi, recroquevillé sous le vent froid qui rabattait la pluie, je regardais tous ça depuis les mélancoliques vignobles d’octobre dans la Vallée. J’avais la tête pleine de cette chanson grandiose, Lover Man, telle que Billie Holiday la chante. »

BILLIE HOLIDAY

Lover Man

 

IV

« Comment ils arrivaient à vivre tous là-dedans, ça me dépassait. Il y avait des mouches au-dessus de l’évier. Pas de moustiquaires. C’était comme dans la chanson : « La fenêtre, elle est cassée, et la pluie, elle rentre dans la maison. »

Les paroles originales de ce morceau viennent de la chanson Manana interprétée par Peggy Lee.

PEGGY LEE

Manana

V

« Je me suis couché sur le dos, et je l’ai regardée. Je suis allé au cimetière et j’ai grimpé à un arbre pour chanter Blue Skies. » 

BEN SELVIN

Blue Skies

À ce moment précis, Jack est amoureux d’une petite mexicaine. Ils vivent dans la précarité, et cette nuit-là dorment dans une grange. Jack s’échappe donc et chante cette chanson. On imagine l’ambiance lourde d’une nuit étoilée, et lui, heureux de la simplicité du moment. On pourrait même en faire une comédie musicale tellement la scène paraît cliché.

VI

« Je lui ai demandé s’il avait déjà entendu Dizzy Gillepsie jouer de la trompette. Il s’est tapé sur la cuisse : « Il est carrément allumé, lui ! »

DIZZY GILLEPSIE

And Then She Stopped

VII

« Neal, debout, son sandwich à la main, se penche vers le phonographe et fait des bonds, en écoutant un disque de bop endiablé que je viens d’acheter et qui s’appelle The Hunt. Dexter Gordon et Wardell Gray y soufflent comme des malades, devant un public qui hurle ; ça donne un volume et une frénésie pas croyables. »

DEXTER GORDON & WARDELL GRAY

The Hunt

En écoutant ce morceau et en lisant le passage concerné, on sent la fusion complète de la musique et de l’écrit. Comme si Kerouac l’avait rédigé avec ce jazz furieux plein les oreilles. La scène décrit Neal, Louanne, Jack et Al, fonçant en voiture sans s’arrêter, avec Neal complètement fou et allant à cent à l’heure. Tout comme le morceau. C’est prenant.

VIII

« Neal était assis par terre, à côté d’une boîte à musique ; il écoutait, médusé, la petite chanson qu’elle jouait…A Fine Romance. »

LOUIS ARMSTRONG & ELLA FITZGERALD

A Fine Romance

IX

« Il passait des opéras de Verdi et les mimait, avec son pyjama déchiré dans le dos. »

VERDI

X

« Il est retourné regarder Allen Anson. Selon lui, George Shearing, le grand pianiste de jazz, était pareil. (…) Et voilà Shearing qui commence à se balancer; son visage extatique se fend d’un sourire; il se balance sur son tabouret, d’avant en arrière, doucement d’abord, puis plus vite avec le beat; il se décroche la tête, son pied gauche bat tous les temps, son front s’en va toucher le clavier, il renvoie ses cheveux en arrière, sa coiffure se délite, il commence à suer. La musique monte en puissance. »

GEORGE SHEARING

Stella By Starlight

XI

« On est allés voir Slim Gaillard dans un petit night-club de Frisco (…) Une fois qu’il s’est bien échauffé, il retire sa chemise, son maillot de corps, et là, il y va. (…) Il va chanter Cement Mixer… »

SLIM GAILLARD

Cement Mixer

XII

« Slim se met au piano, il frappe deux touches, deux do, puis deux autres, puis une, puis deux, et tout à coup son grand costaud de contrebassiste sort de sa rêverie de défonce, il s’aperçoit que Slim est en train de jouer C-Jam Blues. »

SLIM GAILLARD

C-Jam Blues

XIII

Connie Jordan et Lampshade sont cités durant la tournée des bars que fait Kerouac à San Francisco avec Neal mais les deux artistes sont malheureusement introuvables…

« (…) je suis allé écouter Lampshade (…) C’est un type de couleur, genre baraqué, qui entre dans les bars à musique de Frisco d’un pas chancelant (…) il soupire et souffle un gros blues corne de brume par tous les muscles de son âme »

« Et puis il y a Connie Jordan, un fou qui chante en battant des bras, et qui finit par éclabousser tout le monde de sa sueur, donner des coups de pied dans le micro, et hurler comme une femme.

XIV

« Freddy monte sur l’estrade, il demande un beat lent ; il jette un regard triste par-dessus les têtes, en direction de la porte ouverte, et il se met à chanter Close Your Eyes. »

ELLA FITZGERALD

Close Your Eyes

Neal et Jack sont dans un bar à Frisco lors de cette chanson. Close Your Eyes fut interprétée par de nombreux artistes tels que Harry Belafonte ou Peggy Lee.

XV

« En plus je n’arrivais pas à me retirer de la tête l’accident de voiture de Stan Hasselgard, célèbre clarinettiste de bop, qui avait trouvé la mort dans l’Illinois, justement, un jour comme celui-ci, sans doute. »

STAN HASSELGARD

Don’t Talk About Me When I’m Gone

XVI

« Et puis il y avait Prez, un beau blond costaud genre boxeur avec des taches de rousseur, tiré à quatre épingles dans son costard en peau de chagrin écossaise avec larges revers, col tombant et cravate défaite pour avoir l’air parfaitement cool et dans le vent, en sueur, il a passé son sax autour du cou en se tortillant, un timbre de voix qui n’appartient qu’à Prez Lester Young.« 

PREZ LESTER YOUNG

Prez’s Mood

XVII

« C’étaient les fils des grands pionniers du be-bop. Jadis il y avait eu Louis Armstrong et son jeu magnifique dans tous les bourbiers de La Nouvelle-Orléans… »

LOUIS ARMSTRONG

La Vie En Rose

XVIII

« Et puis il y a eu le swing, Roy Eldridgeavec son style vigoureux et viril, qui soufflait dans son sax pour en exprimer toute la puissance, la logique, la finesse – il se penchait vers son instrument la prunelle allumée et le sourire ravageur et il catapultait sa musique au loin, pour ébranler le monde du jazz. »

ROY ELDRIDGE

On The Sunny Side Of The Street

XIX

« Puis était venu Charlie Parker, un môme habitant chez sa mère, dans une cabane en rondins, à Kansas City ; il soufflait dans son alto rafistolé au milieu des rondins, il répétait les jours de pluie, et il sortait écouter le swing du vieux band de Basie et de Bennie Moten qui avaient le Hot Lips Page et tout le reste -« 

BASIE & BENNIE MOTEN

Toby

XX

« Charlie Parker quittant sa ville, arrivant à Harlem pour rencontrer Thelonious Monk qui était timbré, et Gillepsie qui l’était encore plus… »

THELONIOUS MONK

Monk’s Dream

XXI

« J’ai regardé. Et qui j’ai vu assis là, dans le coin, avec Denzel Best (réalisateur), John Levy (agent de George Shearing) et Chuck Wayne, ancien guitariste de country ? GEORGE SHEARING. »

CHUCK WAYNE

XXII

« (Neal) : Moi il me faudra un station wagon pour faire des sauts à New York prendre du bon temps; on aura une grande belle maison, avec plein de gosses d’ici quelques années. Hmm! braouf! yo! » Il s’est levé comme un ressort et il a mis un disque de Willie Jackson. »

WILLIE JACKSON

How Long, How Long

Neal, Frank et Jack débarque au Mexique. L’ambiance musical le fait très fortement sentir.

XXIII

« Moi, la musique me secouait comme un pantin ; j’entendais le fléau des trompettes cingler la lumière, je tremblais dans mes bottes. Sur Mambo Jambo, qui est un titre rapide, on a entraîné les filles dans une danse endiablée. »

PEREZ PRADO

Mambo Jambo

XXIV

« Sur le génial Chattanooga, les derniers chorus à la trompette, qui convergeaient avec des orgasmes de conga et de bongo, ont paralysé Neal un instant; »

TITO PUENTE

Chattanooga de Mambo

XXV

« Mambo Numero Ocho, autant de titres fabuleux qui retentissaient triomphalement dans le mystère de l’après-midi dorée avec des accents de fin du monde, comme pour annoncer le retour du Messie. »

PEREZ PRADO

Mambo Numero Ocho

XXVI

« Ils se sont bien rencontrés, en effet, mais Neal ne parlait plus, il n’a rien dit, alors Henri s’est désintéressé de lui. Il avait pris des billets pour le concert de Duke Ellington au Metropolitan Opera… »

DUKE ELLINGTON

Chloé

CITATIONS :

« Les seuls gens qui m’intéressent sont les fous furieux, les furieux de la vie, les furieux du verbe, qui veulent tout à la fois, ceux qui ne bâillent jamais, qui sont incapables de dire des banalités, mais qui flambent, qui flambent, qui flambent, jalonnant la nuit comme des cierges d’église »

« Mener une vie saine, être bien logé, bien se nourrir, prendre du bon temps, le travail, la foi, l’espérance, moi j’y croyais. J’y ai toujours cru. Et je n’étais pas peu surpris de découvrir que j’étais une des rares personnes à y croire sincèrement sans en faire pour autant une philosophie bourgeoise ennuyeuse. »

« Il t’est jamais venu à l’esprit que la vie c’est sérieux, et que les gens essaient d’en faire quelque chose de bien … »

« L’amertume, les récriminations, les conseils, la morale, le chagrin, c’était derrière lui tout ça, et devant, il n’y avait plus que la joie loqueteuse et extatique de l’être pur. »

« C’est vrai, merde, il faut toujours s’expliquer sur ce qu’on fait, sur ce qu’on dit. »

« Au-delà des ombres de la cour, on avait une vue imprenable sur le monde – invisible jusqu’à l’aube. »

« Tu sais qu’il y a une route qui va jusqu’au Mexique et même jusqu’au Panama – et peut-être bien jusqu’au bout de l’Amérique du Sud, où les Indiens mesurent deux mètres et bouffent de la coke à flanc de montagne ? »

« Charlie Parker dans son jeune temps, quand il était flippé et qu’il décrivait des cercles en jouant. Un peu plus jeune que Lester Young, et comme lui natif de K.C., ce saint hurluberlu lugubre, qui résumait à lui seul l’histoire du jazz : du temps qu’il tenait son sax bien haut à l’horizontale, il était au sommet de son art ; et quand ses cheveux ont poussé, qu’il est devenu plus feignant, qu’il s’est mis à se camer, alors son sax a commencé à débander ; il a fini par retomber complètement, et aujourd’hui qu’il porte des pompes à semelles épaisses pour amortir les trottoirs de la vie, son sax lui pend mollement contre la poitrine, il souffle des phrases cool et désinvoltes, il a renoncé. »

Chloé Janiaud